Jirô Taniguchi, le plus Français des mangakas japonais
Il s’appelait Taniguchi
Il y a encore quelques années, ni les éditeurs français, ni les auteurs japonais n’auraient pu imaginer que les œuvres d’un seul mangaka japonais puissent avoir autant d’impact sur la perception du manga en France. Pourtant, là où Jirô Taniguchi ne s’est jamais vraiment démarqué au Japon, il fut élevé au rang de maître incontesté de la bande-dessinée en France et a grandement contribué à améliorer l’image du manga dans les mœurs françaises.
Que ce soit par son style littéraire et poétique, sa façon de dépeindre les paysages, la nostalgie ambiante de ses scènes ou encore sa maîtrise du découpage des cases pour rendre la lecture fluide, il a permis aux français de faire le lien entre la bande-dessinée et le manga et ainsi permettre à ce dernier de conquérir un nouveau public qui ne soupçonnait pas toute la profondeur de ce medium.
Jirô Taniguchi est né en 1947 dans la préfecture de Tottori et est mort le 11 février 2017 à Tokyo à la suite d’un cancer. A sa mort, de nombreux auteurs et éditeurs français lui ont rendu différents hommages, tous unanimes sur l’importance qu’a eu Taniguchi sur la bande-dessinée et particulièrement sur la place du manga en France.
Il débute dans le métier en tant qu’assistant mangaka à Tokyo et, lors de cette période, il découvre certaines œuvres qui vont le marquer et influencer son style de dessin et d’écriture. En particulier les œuvres de Moebius qui lui donnent envie d’écrire lui-même des histoires en devenant mangaka. Il sera également influencé par les autres auteurs du magazine français Metal Hurlant et ainsi, la BD franco-belge l’influencera grandement dans ses futures œuvres.
Bien qu’il commence à écrire des mangas policiers dans les années 70 comme Trouble is my business (Kana), il s’essaie ensuite à divers genres tels que la comédie, le drame historique ou les récits politiques. Néanmoins, on retiendra généralement le nom de Taniguchi pour ses mangas du genre « tranche de vie » avec une atmosphère poétique et contemplative.
Son œuvre la plus connue au Japon est Le Gourment solitaire (Casterman) qui a été adaptée en série télévisée et rencontra un grand succès. Cette œuvre raconte l’histoire d’un homme banal qui va déguster des plats variés dans différents quartiers. Toute la spécificité de l’œuvre se fait sur les descriptions des plats présentés.
Par contre, en France, ses plus gros succès resteront Le Journal de mon père (1999, Casterman), Quartier Lointain (2002, Casterman) et également l’Homme qui marche (1995, Casterman). Ce dernier fut la première œuvre de Taniguchi a paraître en France en 1995 et raconte l’histoire très simple d’un homme qui marche dans son quartier en prenant le temps d’observer tous les petits détails de la vie que l’on ignore généralement.
Le manga étant présent en France depuis seulement cinq ans, l’Homme qui marche est l’occasion pour les français de découvrir et de réaliser que le manga ne s’adresse pas uniquement aux adolescents. L’Homme qui marche fut un véritable succès auprès d’un lectorat très mixte comprenant aussi bien des adolescents que des adultes, des hommes que des femmes et des amateurs de bande-dessinée ou de littérature classique.
Le Journal de mon Père narre l’histoire d’un homme qui rentre dans son village natal après de nombreuses années, pour les funérailles de son père. Il se remémore alors son passé et se plonge dans ses souvenirs pour comprendre qui était vraiment ce père distant qu’il n’avait pas revu depuis des années. En 2001, Le Journal de mon père reçoit le prix œcuménique de la bande dessinée au festival d’Angoulême.
Quartier Lointain est l’histoire d’un salaryman d’une quarantaine d’années qui se retrouve à nouveau à l’âge de ses 14 ans, quelques jours avant que son père disparaisse de façon mystérieuse. Il va alors revivre son passé et essayer de comprendre la raison de la disparition de son père.
Quartier Lointain est perçu comme ambassadeur du manga pour adultes en France. En 2003, Jirô Taniguchi reçoit le prix du meilleur scénario à Angoulême pour cette œuvre, ce qui fut totalement inédit pour un dessinateur japonais.
En 2017, près d’un million d’exemplaires de Quartier Lointain se sont vendus en France depuis sa publication.
Les raisons d’un plus grand succès en France
Tout d’abord du point de vue graphique, Taniguchi apporte une attention particulière à la mise en scène des paysages, il dépeint des paysages précis et détaillés dans ses œuvres. Ils occupent une présence majeure notamment dans L’Homme qui marche et les français sont unanimes quant à la dimension poétique de cet ouvrage.
Au sujet de L’Homme qui marche, Taniguchi déclare avoir cherché à s’exprimer principalement par le dessin, en réduisant au minimum le texte explicatif. Il ajoute que c’est peut-être une des raisons pour lesquelles son travail est plus apprécié en Europe qu’au Japon.
En effet, conditionnés par la lecture de magazines de mangas, les lecteurs japonais ont plus souvent tendance à passer très rapidement sur les cases sans texte car leur lecture est rythmée par le texte avec les dessins à l’arrière-plan. En opposition, les lecteurs européens de BD prennent plus de temps pour parcourir les cases et donc lire les mangas car ils ont été habitués aux longues répliques mais également aux raccourcis temporels présents dans la bande-dessinée européenne.
Au cours d’une exposition au musée du Louvre en 2015, Taniguchi s’exprime à ce sujet lors d’une conférence : « Au Japon, souvent on trouve mes histoires trop sobres, trop littéraires, alors qu’en France je sens une attention très profonde à mon travail, notamment au texte. ».
Cette déclaration fait écho avec ce qu’il observait déjà deux ans plus tôt en se confiant à l’écrivain Benoît Peeters dont l’échange sera retransmis dans le livre L’Homme qui dessine (Casterman) : « Le paradoxe, c’est que tout en étant mangaka, mon style est assez proche de la bande dessinée à l’européenne et que je mets beaucoup d’éléments dans chaque image. Je me situe sans doute entre la BD et le manga de ce point de vue. Et c’est peut-être ce qui fait que pour certains lecteurs japonais mes mangas sont difficiles à lire. Je dois beaucoup à la bande dessinée dont la découverte a profondément changé mon travail en tant qu’auteur de manga ».
Dans chacune de ses histoires, il y a un véritable intérêt pour la personne et ses sentiments. Taniguchi ambitionne de pouvoir tout exprimer par le dessin. Ses œuvres sont terriblement ancrées dans le réel, laissant très peu de place à la science-fiction ou au fantastique. Par ses décors, il donne l’impression de voyager aux français tout en réussissant à leur transmettre une forte empathie exacerbée par une nostalgie communicative.
Mari Yamazaki, auteur de mangas également appréciée et reconnue en Europe, s’exprime au sujet de Taniguchi au cours du documentaire (que nous vous recommandons vivement) « Dans les pas de Jirô Taniguchi, l’homme qui marche » présenté au festival d’Angoulême en 2015 (disponible ici) : « Même ceux qui aiment l’art mais ne lisent pas de mangas, il a la force suffisante pour les intéresser, c’est ce qui le distingue des autres auteurs de mangas. Les mangas de Taniguchi sont des œuvres picturales. Il existe des codes du manga mais son travail ne s’y conforme pas strictement. Il s’agit de mangas mais aussi de tableaux, ses mangas peuvent être appréciés par un grand public. »
En effet, Jirô Taniguchi, après avoir travaillé au rythme traditionnel des mangakas au Japon, a eu d’importants problèmes de santé à cause de l’importante quantité de travail demandée par les éditeurs. Avec le succès qu’il a commencé à rencontrer en France, il a pu s’affranchir de ce rythme de travail afin de travailler à son rythme et d’effectuer de longs travaux préparatoires pour ses œuvres.
Jirô Taniguchi a largement contribué à l’essor du manga et à sa reconnaissance en tant qu’œuvre culturelle en France. Grâce à ses mangas si particuliers, il a montré aux français que ce medium peut s’adresser à tous et véhiculer des messages forts de façon complètement unique. En mélangeant des dessins de décors extrêmement détaillés, un découpage de cases minutieux s’inspirant à la fois des mangas et de la bande dessinée, et des dialogues simples permettant d’entrevoir toute la complexité de ses personnages, Jirô Taniguchi fut une figure majeure de la bande-dessinée en France.
Et la France le lui a rendu
Au cours de sa carrière, Jirô Taniguchi a pu collaborer avec différents auteurs français et notamment Moebius, son inspiration principale en tant qu’artiste. Ils furent une collaboration sur la bande-dessinée Icare (Kana Editions), publiée en 2003 qui est un récit de science-fiction inspiré d’Akira de Katsuhiro Otomo.
La marque française Louis Vuitton a fait appel à lui pour réaliser un « city guide ». Guide dans lequel de célèbres artistes font découvrir leur ressenti personnel après leur voyage à l’étranger et leur découverte d’une autre culture. Jirô Taniguchi a été sollicité pour écrire et mettre en image son ressenti sur Venise à la suite d’un voyage au sein de la ville. Ce guide prend ainsi la forme d’un court reportage vidéo (disponible ici) ainsi que d’un livre de voyage illustré par l’artiste.
Après avoir reconnu la bande-dessinée comme le « 9ème art », le Musée du Louvre a contacté Jirô Taniguchi afin de réaliser une œuvre s’inscrivant dans leur collection « Louvre BD ». Ainsi, il a pu écrire le manga « Les Gardiens du Louvre » qui est un voyage onirique intérieur d’un dessinateur japonais à la découverte du Musée du Louvre.
En 2011, la France le fait Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres. Récompense honorifique française attribuée par le ministère de la culture afin de récompenser les personnes qui se sont distinguées par leur création dans le domaine artistique ou littéraire ou par la contribution qu’elles ont apportée au rayonnement des arts et des lettres en France et dans le monde. Seulement trois japonais ont eu ce titre, les deux autres étant également deux auteurs de mangas : Katsuhiro Otomo et Matsumoto Leiji.
Concernant son manga le plus populaire en France, Quartier Lointain, il a connu deux adaptions françaises : une pièce de théâtre mise en scène par Dorian Rossel en 2009 (extrait disponible ici), et un film franco-belge tourné dans la région Rhône-alpes en 2010 par Sam Garbarski (trailer ici).
En 2016, c’est au tour de son manga Un ciel radieux de connaître une adaptation cinématographique française par Nicolas Boukhrief (extrait ici).
Enfin, lorsqu’il était invité d’honneur du Festival international de la bande dessinée à Angoulême en 2015, il déclara :
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